Loading...

Nouvelles / News

Les revenus de la redevance de la copie privée et la relance en temps de pandémie*

*Lettre envoyée au ministre du Patrimoine Canadien, l’Honorable Steven Guilbeault, le 22 septembre 2020

Monsieur le Ministre,

Bien que je sois une artiste de la musique, c’est à titre de présidente du conseil d’administration d’Artisti que je vous écris aujourd’hui.

Avant d’aborder le sujet de ma lettre, j’aimerais tout d’abord vous féliciter pour cette nomination à titre de ministre du patrimoine canadien. Vous ayant suivi et supporté dans vos projets liés à la protection de l’environnement, tel qu’Équiterre, je sais combien dévoué et intègre vous êtes. C’est donc avec confiance que j’entrevois les échanges entre Artisti et votre ministère car nous sommes mus par des valeurs semblables. En effet, tout comme vous, Artisti a à cœur l’équité, la solidarité et le développement durable.

Créée en 1997, Artisti est une société de gestion collective de droits d’auteur comptant plus de 5500 membres qui administre essentiellement les redevances des artistes interprètes prenant part à un enregistrement sonore. Elle gère (et bientôt je devrai peut-être dire gérait…) notamment le droit à la rémunération découlant du régime de la copie privée.

Je m’adresse à vous aujourd’hui parce qu’après des années de démarches, d’appels, de revendications pour une juste rémunération des ayants droit de la musique en lien avec la copie privée de la musique, force est de constater que nous avons, en cette période de pandémie très difficile pour le secteur musical, encore plus besoin d’une aide probante de votre part afin de faire progresser ce dossier. Aussi, je sollicite votre appui à notre cause.

Le 7 juillet dernier, Artisti et la vaste majorité des sociétés et association du secteur de la musique du Canada, vous ont fait parvenir une lettre[1] par laquelle elles vous alertaient par rapport au fait que la copie privée, qui est une source importante de revenus (notamment pour les artistes interprètes), est en train de disparaître et ce, malgré le fait que les Canadiens et les Canadiennes font plus de copies de musique que jamais. La raison de cette disparition tient au fait que les redevances de la copie privée sont uniquement perçues sur les … CDs vierges, un support audio qui est tombé en désuétude.

Or, pendant ce temps, quelques 5.95 milliards d’enregistrements sonores de musique sont présentement reproduits sur les téléphones intelligents et les tablettes des Canadiens et la moitié de ces copies n’a pas fait l’objet d’une licence, ni de paiement de redevances. Malgré qu’on fait des copies de leur musique, les créateurs de celle-ci ne perçoivent pas les sommes qui devraient leur être versées en compensation de ces copies et ce, en raison d’un régime de la copie privée défectueux, voire complètement bancal.

Je n’ai pas l’habitude de parler de mes revenus ni de mon succès comme artiste interprète du secteur de la musique mais j’ai décidé de vous démontrer que lorsque nous disons que ces redevances de la copie privée sont primordiales pour les artistes interprètes du secteur de la musique, ce n’est pas un vain mot.

En effet, en analysant les paiements qui m’ont été faits par Artisti au fil des ans, je constate ceci :

L’année de redevances pour laquelle j’ai perçu le plus de redevances de la copie privée, soit l’année 2005, mes redevances de la copie privée à titre d’artiste interprète (je ne parle pas ici de mes revenus comme auteure, compositrice ni comme productrice) s’élevaient alors à près de ****$ et représentaient près de 49% des redevances canadiennes d’artiste interprète que j’ai reçues d’Artisti cette année-là. Quant à la dernière année où j’ai perçu des redevances de la copie privée, soit en 2017, les sommes que j’ai reçues ne représentaient plus que 2,4% des redevances canadiennes totales qu’Artisti m’a fait parvenir pour l’année en question.

Je suis consciente de ma renommée, de mon succès, et je comprends qu’il était normal que je reçoive un montant significatif aux belles années de la copie privée et que ce n’est pas le cas pour tous. Cela dit, je ne suis pas non plus une star d’envergure internationale et je peux vous dire qu’à l’époque, une telle somme faisait une différence importante dans mon année et qu’aujourd’hui, en cette période où tous les artistes du secteur de la musique sont tellement impactés par la pandémie, elle en ferait une énorme.

Il faut bien comprendre que ce n’est pas parce que ma musique est moins copiée pour des fins privées que mes redevances de copie privée ont diminué à ce point, mais bel et bien parce qu’il n’y a pratiquement plus de sommes de la copie privée qui sont perçues, compte tenu du fait que seuls les CDs vierges sont assujettis à la redevance, une aberration en ce qui me concerne !

N’y a-t-il pas moyen de faire en sorte que les multinationales qui font tellement d’argent sur la vente d’appareils, dont l’un des attraits est qu’ils permettent de stocker de la musique copiée pour des fins privées, soient mis à contribution ?

Le 23 août 2018, le journal Le Devoir publiait un texte de M. Marcel Boyer, l’un des économistes les plus éminents du pays, lequel texte s’intitulait : « Le vol du siècle : la copie privée »[2].

Pourquoi le Canada ne se met-il pas au diapason de ce que font ces pays et bien d’autres? Peut-on en toute équité s’en remettre aux motifs qu’avait invoqués le gouvernement Harper pour ne pas étendre la perception de redevances aux appareils et que le professeur Boyer rapporte dans son texte d’opinion ?

Permettre la copie privée de musique sans compensation pour ceux et celles qui la créent, c’est les priver – sans raison aucune – d’une importante source de revenus.

Or, en cette période de crise, cette source de revenus devient vitale pour les artistes interprètes du secteur de la musique qui ne peuvent présentement plus (ou peu) se produire en spectacle, qui ont été retardés pour leurs sessions d’enregistrement et qui ne perçoivent pratiquement rien du streaming de leur musique.

Ces artistes investissent temps et efforts pour développer une carrière et souhaitent s’inscrire dans la continuité. Je ne sais pas s’il est possible de parler de développement durable quand on parle de carrière ou d’écosystème musical mais, connaissant les causes qui vous tiennent à cœur, c’est pourtant la première image qui me vient à l’esprit.

Aux pires heures du confinement, le public a trouvé beaucoup de réconfort à écouter les copies privées de musique qu’il avait effectuées sur ses divers appareils alors que les artistes dont la musique étaient copiée ne recevaient absolument rien en compensation de ces copies de leur musique.

Quand on sait que le prélèvement d’une petite redevance sur les appareils qui servent à copier la musique ferait peu de différence dans le prix d’un appareil mais qu’il permettrait de faire une différence importante de revenus pour les artistes dont la musique est copiée, il semble que d’étendre la copie privée à tous les appareils permettant de copier la musique est la chose équitable à faire et qu’elle permettrait assurément aux artistes interprètes qu’Artisti représente de bénéficier de revenus pouvant les aider à se relever au lendemain de cette crise et de continuer à créer pour la pérennité de la musique canadienne.

Si vous souhaitez parler plus amplement de ce dossier qui me tient à cœur et qui est vital pour tous ceux qui vivent de la musique, je me ferai un plaisir de venir vous rencontrer afin que nous puissions trouver une solution équitable à cette situation qui dure depuis trop longtemps.

S’il est une solution qui peut aider le secteur de la musique en cette période difficile, c’est bien que ceux qui bénéficient des copies privées de musique contribuent à la redevance qui a été instaurée pour rendre légales ces copies.

 

France D’Amour
Présidente du conseil d’administration

[1] Régime de copie privée régi par le marché : une voie à suivre pour le milieu de la musique du Canada

[2] Le vol du siècle : la copie privée – par Marcel Boyer, Le Devoir (libre opinion), 23 août 2018